Tycho Brahe dans le basculement des conceptions du monde
Dans l’histoire de l’astronomie, Tycho Brahe occupe une place singulière : il est le dernier grand observateur du ciel à l’œil nu ; la précision de ses mesures permet à Kepler de fonder ses trois lois, encore admises actuellement. Partisan du géocentrisme, il renouvelle un système du monde qui tient compte à la fois du contexte culturel de son époque, des innovations de Copernic et de la physique d’Aristote. Pour comprendre le mélange de conservatisme et d’innovation de ses conceptions et le rôle qu’elles jouent dans l’histoire de l’astronomie, il faut se pencher sur les rôles respectifs joués par l’observation, les mesures et les systèmes du monde, de l’Antiquité à la « science classique ».
Par Bernard Maitte,
professeur émérite à l’université de Lille.
Des premières observations aux prévisions
Toutes les civilisations ont observé le ciel, distingué les milliers d’étoiles, les ont groupées en constellations : elles tournent au cours de la nuit autour d’un point fixe en gardant entre elles les mêmes angles. Le point fixe (étoile polaire actuellement) est situé à une hauteur angulaire mesurant la latitude du lieu d’observation.
Parmi cette multitude d’étoiles, sept, les planètes, dont le Soleil et la Lune, ont un mouvement errant : au cours des années, elles se déplacent par rapport aux autres dans une bande du ciel, le zodiaque, vers l’est, puis rétrogradent vers l’ouest, reprennent leur parcours vers l’est.
Les configurations du ciel ont été utilisées pour prévoir le destin des sociétés, les saisons, les travaux des champs. Il était donc particulièrement important de construire des systèmes du monde possédant des qualités explicatives (quelle est notre place dans le monde ?) et prédictives (à quand le retour des mêmes configurations ?).
Premières conceptions du monde
Dans la civilisation grecque, les pythagoriciens placent le Feu au centre d’un monde clos, limité par la sphère des étoiles fixes sur laquelle sont accrochées toutes les étoiles. Les planètes sont à l’intérieur de cette sphère qui, comme elles, tourne autour du Feu. La Terre est protégée de son éclat par une Antiterre, constamment interposée, et ne reçoit que son reflet sur le Soleil, dont l’éclat nous est aussi transmis par la Lune.
Contre cette conception, Empédocle (-Ve siècle), Platon et Aristote (-IVe siècle) placent la Terre au centre du monde.
Aristote parvient à expliquer l’ensemble des faits auxquels les hommes sont sensibles par une physis qui distingue deux régions cosmiques : celle du Ciel, où les mouvements des astres sont parfaits, éternels, circulaires et uniformes, celle de la Terre où les mouvements ont un début, une fin, les changements de lieux se faisant ou par violence (la volonté des êtres animés) ou par tendance naturelle (la chute des corps). Un caillou tombe parce que son lieu naturel est la Terre ; il tombe à nos pieds parce que la Terre est fixe au centre du monde. En idéalisant, Aristote affirme que le mouvement violent d’un objet cesse quand cesse notre effort.
Certains philosophes, tel Héraclide du Pont (-IVe siècle), préfèrent décrire un monde où la Terre est centrale, mais où Mercure et Vénus tournent aussi autour du Soleil, puisqu’on les voit toujours accompagner celui-ci.
Sauver les apparences
Beaucoup d’astronomes remarquent que l’on ne peut expliquer les positions observées des planètes en considérant qu’elles tournent d’un mouvement circulaire et uniforme autour de la Terre. Pour sauver à la fois la position centrale de celle-ci, les rotations parfaites, et s’accorder avec les apparences, ils adoptent, avec Eudoxe de Cnide (-IVe siècle), un système où les planètes sont accrochées à des sphères de cristal qui tournent d’un mouvement circulaire et uniforme autour d’un centre fixé sur une autre sphère de cristal centrée sur la Terre : ce sont les épicycles et les déférents.
Le plus grand géographe et astronome de l’Antiquité, Ptolémée (IIe siècle), lègue des tables extrêmement précises de positions des astres, où celles des 7 planètes sont expliquées par une machinerie géométrique comprenant soixante-dix sphères.
Le ciel médiéval
Les sciences en pays d’Islam, profanes, reprennent ce « plus grand des livres » de Ptolémée, l’améliorent considérablement grâce à la construction d’observatoires (Bagdad IXe siècle). Ibn Rushd (Averroès) rétablit Aristote (XIIe siècle). Tûsî (XIIIe siècle) parvient à expliquer la variation des vitesses observées des planètes.
Ces sciences pénètrent le monde chrétien qui cherche, lui, à concilier Foi et Raison : Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) met en conformité l’Aristote de Ibn Rush avec la Révélation : sa scolastique devient la doctrine officielle de l’Église, alors que les chrétiens « oublient » toute la partie calculatoire de l’astronomie.
Déstabilisation des conceptions antiques et médiévales
Ces conceptions sont mises à mal à la Renaissance : l’humanisme privilégie des valeurs individuelles et non plus collectives, les perspectivistes du Quattrocento construisent un espace unifié régi par les proportions, le primat du Soleil est affirmé par Marsile Ficin, la chute de Constantinople (1453) permet l’arrivée des thèses pythagoriciennes en Occident ; la découverte de l’Amérique (1492) déstabilise les savoirs tirés de la Bible et la géographie de Ptolémée ; le calendrier julien s’avère faux, il est remplacé par un nouveau, grégorien (1579). Les contestations religieuses ébranlent les Églises et amènent protestants et catholiques à réaffirmer la valeur littérale des textes sacrés.
C’est dans ce contexte que se situe l’œuvre de Copernic : vivant à Bologne, il est nourri par les perspectivistes et le mythe solaire. Il apprend le grec pour traduire Héraclide du Pont. Il se familiarise avec les calculs astronomiques tels que les pratiquent les astronomes arabes et servant de base aux « tables alphonsines » andalouses.
Après de longues années de réflexions et de calculs, il publie son De Revolutionibus... (1543). Dans le livre 1, il place le Soleil, « le plus beau des astres » au centre du monde, fait tourner les planètes à la même vitesse, ce qui lui permet de définir à partir de leurs périodes observées les proportions du monde.
Les paradoxes de la conception de Copernic
Pour pouvoir expliquer l’absence de parallaxe des étoiles, Copernic est obligé d’agrandir de 40 000 fois le volume du monde, de créer un vide immense entre Saturne et la sphère des fixes, au risque de proposer un monde « difforme ». Ce livre 1 ne permet d’ailleurs pas de justifier les positions observées des planètes : Copernic est amené à ajouter cinq autres livres dans lesquels, afin d’obtenir de bonnes concordances, il est obligé de réintroduire les épicycles et ne parvient à économiser que 6 sphères sur les 70 de Ptolémée.
Tout ceci au prix de l’impossibilité de continuer à s’appuyer sur la physique d’Aristote : comment expliquer la chute d’un caillou à nos pieds sur une Terre en mouvement ? Copernic ne répond pas. Son œuvre est admirée par beaucoup d’intellectuels privilégiant les valeurs esthétiques de la Renaissance, mais elle est attaquée par presque tous les astronomes, par les docteurs des universités, par Luther et tous ceux qui s’attachent à la signification littérale des textes sacrés (la Bible indique que Josué a arrêté le Soleil : il tourne donc !). Elle sera condamnée par l’Église.
Tycho Brahe, entre Ptolémée et Copernic
L’œuvre de Tycho Brahe se situe dans ce débat : pour déterminer qui de Ptolémée ou de Copernic permet les meilleures précisions quant à l’explication des positions des étoiles, il fait construire en 1580 un premier observatoire, Uraniborg, « le palais d'Uranie ». Quatre ans plus tard, il le complète d’un second observatoire, souterrain cette fois : Stjerneborg.
Les mesures de Tycho, effectuées au moyen d’immenses appareils et corrigées de mesures de réfraction effectuées par son disciple Kepler, lui permettent de conclure que Ptolémée et Copernic ont tort.
Sauver la physique d’Aristote en tenant compte de Copernic
Pour sauver à la fois les apparences et la physique d’Aristote, Tycho propose un système du monde qui s’inspire largement d’Héraclide du Pont et reprend les proportions de Copernic : la Terre est au centre du monde, limité par la sphère des fixes, mais Mercure et Vénus tournent autour du Soleil.
Ce système est adopté par les jésuites. Tycho tient à cette conception, synthèse des deux rivales : il lègue ses mesures à Kepler à la condition que celui-ci respecte et développe ce système.
Kepler, héritier irrévérencieux de Tycho
Si Kepler se sert des mesures de Tycho Brahe sans les remettre en cause car « c’est un dieu qui les a effectuées », il rejette son système du monde : il est copernicien en ce que, pour lui, le Soleil, source de toutes les forces de l’univers, ne peut avoir qu’une position centrale. De façon très mystique, il cherche l’âme du monde et croit d’abord la trouver dans la géométrie des solides réguliers de Platon (1596).
Puis, voulant déterminer quelles doivent être les trajectoires des planètes pour s’accorder avec les mesures de Tycho, il se résout à adopter des ellipses dont le Soleil occupe l’un des foyers (1609).
Pour expliquer la variation des vitesses observées des planètes, il montre qu’elles parcourent les ellipses selon la loi des aires.
Galilée fonde la science moderne
Galilée n’admet ni cette mystique solaire, ni les trajectoires elliptiques. Grâce à sa lunette, il observe que la Lune est analogue à la Terre (1610), que Vénus a des phases, comme la Lune, que le Soleil tourne sur lui-même, que Jupiter entraîne des satellites… : toutes observations qui prouvent la validité du système de Copernic.
Dès lors, il faut expliquer comment un caillou peut tomber à nos pieds sur une Terre en mouvement. Galilée y parvient au prix de la création d’une nouvelle physique, explicative et prédictive, s’appuyant sur la méthode expérimentale (1638). Contrairement à ce qu’idéalisait Aristote, il postule qu’un mouvement se poursuit éternellement en l’absence de frottement : sur Terre, il est circulaire et uniforme, ceci permet d’expliquer la rotation de toutes les planètes par inertie.
Pour Galilée, Dieu s’est révélé par ses paroles et par ses actes. Les paroles nous disent la Foi et sont contenues dans les textes sacrés, les actes sont matérialisés dans le monde, un monde connaissable par la pensée s’appuyant sur l’expérience, la mesure et la théorisation : dans ce domaine, « l’Évangile n’a pas voix au chapitre ».
Descartes postule un monde infini et montre que les planètes ne peuvent tourner de manière circulaire et uniforme comme le pense Galilée : un mouvement d’inertie est rectiligne et uniforme (1637).
Newton adopte les trajectoires elliptiques de Kepler et les justifie, grâce à l’invention du calcul infinitésimal et à la physique galiléenne, par son attraction universelle (1687) : le calcul y rend très précisément compte des mesures de Tycho Brahe et permet des prévisions qui seront vérifiées (forme de la Terre, existence d’autres planètes invisibles à l’œil nu…).
Les remarquables mesures que Tycho Brahe a réalisées au moyen de ses instruments auront ainsi accompagné, étape après étape, l’élaboration progressive d’un nouveau modèle du monde centré sur le Soleil et basé sur l’observation et la prévision.